Intervention au SIGEM le 15 mars 2012 devant les élèves des grandes écoles militaires sur le thème de la culture du risque
avec monsieur Antoine Bouvier Président de MBDA.
Le sujet qui nous est proposé aujourd'hui est éternel et les interrogations qu'il suscite vous suivront votre vie durant que vous restiez militaires ou que vous redeveniez civils. Ce que vous a dit monsieur Bouvier en atteste.
Avant de vous donner mon sentiment sur cette notion de culture du risque chez le militaire et notamment chez l'officier, je pense qu'il faut d'abord partir de quelques fondamentaux qui borderont mieux le débat.
Dans sa présentation récente du livre du général de Gaulle, la France et son armée, monsieur Gaymard dit quelque chose que vous ne devrez jamais perdre de vue : « Les militaires sont des Français à part entière. Mais ils font un métier à part. »
Arrêtons nous sur le sens de ces deux phrase et l'ordre dans lequel elles sont agencées. Être un français comme les autres cela veut dire entre autre que le militaire est soumis aux mêmes lois de la République que n'importe lequel de nos concitoyens. La seconde phrase vient bien sûr moduler le propos initial, que ce soit dans le domaine des libertés individuelles comme la liberté d'expression ou l'appartenance à des syndicats, mais surtout elle admet implicitement que le militaire ne fait pas un métier comme tout le monde puisque, nous dit la loi, son état exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême et j'ajouterai, sans trahir la loi, pour lui même et ses subordonnés. Pour faire court, c'est un métier à risques des risques qui se paient en vie humaines et en échecs opérationnels.
Mais l'agencement des phrases n'est pas innocent et vous devrez l'avoir en mémoire votre vie durant : ce sont les lois d'abord, les risques du métier pas comme les autres ensuite.
Pourquoi est-ce que j'insiste sur ce point ? C'est que pour le jeune officier tout feu tout flamme ce qui compte c'est l'enthousiasme, le regard qu'il porte sur lui-même face à l'obstacle ou dans l'adversité et surtout le regard de ses hommes. Le reste n'a guère d'importance jusqu'à ce que cela se gâte et qu'on en vienne à la recherche des responsabilités.
Loin de moi l'intention de vous inciter à devenir des chefs pusillanimes plus habile au maniement du parapluie que de leurs armes de dotation mais vous devrez conserver, tout au long de votre carrière, une claire conscience de vos responsabilités face aux risques de quelques natures qu'ils soient. Et croyez-moi cela demande plus de caractère que vous ne l'imaginez actuellement.
Cette dimension sans doute un peu philosophique évacuée, me sont immédiatement revenues à l'esprit deux phrases que je n'ai cessé de répéter tout au long de ces années pour, sans doute, les avoir trop entendues moi-même :
- 1/Rien ne peux justifier en temps de paix la mort d'un jeune de 20 ans par prise de risque insensée ou recherche de je ne sais quel réalisme. « Faire traverser à la nage sa section pour faire l'économie de l'effort qu'imposerait l'utilisation du pont 5 kilomètres en amont n'est pas forcément une bonne idée. Bivouaquer en pleine neige pour s’éviter le dernier coup de collier permettant d'atteindre le refuge à une heure de marche, non plus ! » Même chose pour non respect de la réglementation en termes de sécurité du travail. Nous partageons cela avec les industriels mais la tentation est parfois forte : « Bricolage de fortune sur les freins en OPEX au motif que « c'est la guerre », réparation sous un véhicule reposant seulement sur des crics, etc. »
Il y a des risques que que nous partageons avec toute la société et les risques spécifiques du métier. Il ne faut pas tout amalgamer.
- 2/ Dans notre métier de militaire le risque spécifique n'est pas une fin en soi. La finalité absolue c'est la mission et la prise de risque n'est qu'un moyen complémentaire de la remplir à un coût humain acceptable en conscience. D’ailleurs, si je me souviens bien dans l'infanterie la première manœuvre un peu tonique que l'on apprend, la réduction de résistance isolée, privilégie le débordement plutôt que l'assaut frontal...L'objectif c'est bien de détruire l'ennemi, ce n'est pas de passer à la postérité pour y être aller tout droit au mépris des pertes...
Je me souviens de ce jeune lieutenant m'expliquant qu'il souhaitait être chuteur ops à cause des risques grisants de la chute libre. Je lui ai expliqué que pour cela il y avait des para-clubs et que ce qui nous intéressait c'était d'avoir des commandos aéroportés capables d'actions dans la profondeur pour renseigner, détruire, tuer parfois au risque de l'être et que dans cette affaire l'aile n'était que le vecteur pour ne pas dire le vélo.
« Qui ose gagne » pourrait être la devise de notre métier mais ce n'est pas un blanc-seing permettant de faire n'importe quoi. Prendre des risques c'est d'abord prendre ses responsabilités et à la notion de culture du risque je préfère celle de culture de la responsabilité. Le chef c'est celui qui prend ses responsabilités, évalue les décisions qu'il prend notamment à l'aune des risques encourus puis assume les conséquences de ses décisions.
(Risques individuels et collectifs). Il convient d'abord de se souvenir que notre métier est par nature collectif et que les décisions prises par le chef engage immédiatement ses subordonnés. Le risque pris pour soi-même est une chose finalement seconde et le chef ne doit jamais oublier que ses prises de risques lors de l’élaboration de la décisions puis dans la conduite de l'action engage ses subordonnés et la réussite de sa mission. Il faut bien admettre que dans notre histoire militaire la prise de risque personnel a parfois été un palliatif à l'impuissance du chef au combat : il ne lui restait plus que ça ! « Tout est perdu fors l'honneur » cela a une certaine allure dans la bouche d'un François 1er à Pavie mais ce n'est pas forcément le meilleur moyen de venir à bout de la première difficulté tactique. L'acceptation et la maîtrise de la retraite d'août 1914 a permis le sursaut de la Marne. Nous avons été moins heureux 25 ans plus tard...il ne restait même plus l'honneur !
(Risques personnels et professionnels ): Je crois qu'il faut bien distinguer les risques personnels des risque professionnels même s'il y a une connexion d'évidence entre les deux.
Le risque personnel, c'est d'abord l'intégrité physique, la sienne, celle de ses subordonnés : L'officier plus que tout autre doit avoir une claire conscience des risques qu'il encoure lui même physiquement puisqu'il est la tête dont la disparition compromettra l'exécution de la mission et de ceux qu'il fait encourir à ses subordonnés. Les uns comme les autres les ont acceptés par avance ce qui fait l'honneur de ce métier pas comme les autres mais le chef n'est pas là pour frimer et exposer ses subordonnés au delà du raisonnable. Et puis, une fois passé le feu de l'action il y a le regard de ces mêmes subordonnés avec lesquels on vit depuis des mois et celui de leurs familles que l'on connaît bien en garnison. Deux exemples :
Le 20 avril dernier un de nos VAB a sauté sur un IED. Le chef de section évacué sanitaire avec ses hommes m'a expliqué très modestement comment cela c'était passé, soulignant le courage de ses hommes. Mais c'est un caporal qui m'a dit la vérité. « Vous savez, le lieutenant a sauté avec nous mais il a tout organisé, la mise en sûreté de la section face aux insurgés, les premiers soins aux blessés, nous a remonté le moral (il y avait un tué) puis, quand cela a été fait, il s'est effondré suite à ses blessures. Ce lieutenant là avait par avance assumé les risques de sa mission mais il pourra regarder ses hommes droit dans les yeux.
Tout aussi récemment j'expliquais à des parents comment leur fils avait été tué au combat. Leur réaction : « C'était son choix. Il connaissait, nous connaissions parfaitement les risques de son métier. Nous avons une peine immense mais nous sommes fiers de son comportement au combat. » N'oubliez jamais que vis à vis des familles vous serez, nous seront toujours responsables du comment et qu'expliquer dans les yeux à une mère, une veuve, un orphelin, comment leur fils, leur mari, leur père est mort est un moment difficile qui renvoie inévitablement à l'appréciation des risques pris et aux responsabilités à assumer en toute conscience. J'y reviendrai.
L'intégrité physique est une chose mais la réputation personnelle et collective en est une autre qu'il ne faut pas ignorer. John Kennedy traduisait la boutade de Joffre au sujet de la bataille de la Marne par « la victoire a cent pères mais la défaite est orpheline ». Autrefois, sauf incompétence manifeste, l'histoire prenait son temps pour juger. Aujourd'hui c'est fini. L'immédiateté s'est emparé de tout et l'émotion a tôt fait de prendre le pas sur la raison. L'immédiateté c'est un peu le Fouquier Tinville de notre époque sur-médiatisée. Au moindre revers de fortune, avant même toute analyse rationnelle, c'est l'opprobre jetée sur telle ou telle unité, parfois même depuis nos propres rangs, sur tel chef, sur tel soldat. Imaginez le calvaire des familles et celui des enfants à l'école le lendemain.
Lorsque l'on prend ses responsabilités et les risques qui y sont associés il faut bien en mesurer toutes les conséquences.
Les conséquences professionnelles des décisions prises doivent naturellement entrer en ligne de compte dans l'évaluation des risques :
Quand on est au fin fond de l'Afrique ou de l'Afghanistan, au cœur de l'action, on a tôt fait de perdre de vue les conséquences des risques pris par exemple sur la communauté nationale. Or au sein d'une coalition comme sur la scène internationale, celui qui sera jugé ce n'est pas le chef du 2e peloton du 5e hallebardier, c'est le Français et en France le soldat français. Et là encore ce sont les mêmes mécanismes : en cas de succès, une affectueuse indifférence au mieux quelques « brassées de fleurs » ; en cas de revers, la volée de bois vert voire les poursuites judiciaires.
Un mot de cette judiciarisation. Avec la professionnalisation s'est produit un enchaînement somme toute logique entre armée de métier, métier et travail, travail et accident du travail, accident du travail et « la faute à qui ? » Très insidieusement, le principe de précaution s'est invité dans les opérations militaires, le droit de retrait pas encore !
Je me suis déjà très souvent exprimé sur ce sujet sur cette évolution que j'estime durablement structurante (sauf urgence nationale...lorsque nécessité fera loi).
En premier lieu, et il faut que vous en soyez convaincus, les militaires n'ont jamais été au-dessus de lois qui les protègent tout autant quelles les obligent. Où qu’il soit déployé, le soldat français applique à la lettre les règles du droit international et national, nos règlements et nos règles éthiques et comportementales si bien synthétisées dans notre code du soldat. C’est une donnée immuable de notre métier, et nous savons parfaitement qu’il n’y a jamais eu d’immunité pénale, disciplinaire ou professionnelle du militaire.
Mais nous savons également qu’il n’y a jamais eu de modèle mathématique de la guerre et que l’engagement opérationnel a toujours été soumis à de fortes contingences. Le général de Gaulle a souvent souligné ce qu'elle nénessitait d'intelligence et d'instinct. Du Général Chanzy il disait : « C'est qu'il mêle à l'instinct de la guerre l’intelligence générale des événements». Dans « La mort de près » Maurice Genevoix dit sensiblement la même chose en parlant « d'intelligence qui déduit. » mais la déduction, parfois mathématique mais le plus souvent instinctive dans la tourmente, n'est qu'un procédé de pensée et restera toujours faillible.
Le chef tactique conduit l’action sur le terrain, au nom de la Nation voire, de plus en plus souvent, au nom de la communauté internationale. Ce constat fondamental fonde le principe même de la légitimité de l’action des armées. Il explique pourquoi, pour remplir sa mission, le chef militaire accepte de prendre des risques au combat et d’en faire prendre à ses hommes, jusqu’au sacrifice si nécessaire et d’infliger la mort à son adversaire.
A ce titre il est protégé par l'article 17-2 de la loi 2005-270 du 24 mars 2005 relative au statut général des militaires : “N’est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles du droit international et dans le cadre d’une opération militaire se déroulant à l’extérieur du territoire français, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l’ordre, lorsque cela est nécessaire à l’accomplissement de la mission.”
Cela dit les choses peuvent parfois mal tourner. Après coup, à froid et sans bien maîtriser le contexte ou en s'en remettant uniquement aux experts polyvalents qui savent tout sur tout et nous abreuvent de tout, il est toujours facile d’analyser les causes possibles d’une mauvaise appréciation de situation ou d’une décision tactique ayant conduit au revers de fortune. Mais, comme on dit à Coët, discerner dans la complexité, décider dans l’incertitude et agir dans l’adversité, c'est vraiment plus qu'un métier. Je reste cependant convaincu que tant que le soldat accomplira ses missions en conscience, en se souvenant à chaque instant de ce qu'il a patiemment et durement appris et acquis à l’entraînement, en un mot tant qu'il accomplira les diligences normales de l'article 16 de la loi fixant son statut, il n’aura aucune raison d’appréhender l’appréciation d’un censeur sur sa conduite au combat.
Quelles conséquences en tirer à votre niveau. Faites votre métier avec passion, comme vous allez inlassablement l'apprendre et rien de saurait vous être reproché. Cela ne veut pas dire que vous ne serez jamais poursuivi en justice un jour ou l'autre mais seulement, qu'au bout du compte, on reconnaîtra que vous avez fait ce qu'il fallait pour remplir une mission que vous considériez comme sacrée parce qu'elle vous avait été confiée au nom du peuple français par le président de la République, élu au suffrage universel et chef des armées. A mon avis l'indicateur essentiel est là. Le jour où la mission du soldat ne sera plus sacrée il sera difficile d'exiger le sacrifice ultime. La prise de risque s'en trouvera vide de sens.
En guise de conclusion que dire sinon que commander sera toujours:
- Élaborer, en concertation le plus souvent, des différentes solutions possibles.
- Choisir entre ces solutions, seul.
- Conduire l'action en prenant des risques en rapport avec les objectifs à atteindre.
- En contrôler l'exécution.
- Assumer ses responsabilités.
Dans un de ses derniers livres, « La mort de près », écrit en 1971, Maurice Genevoix revient sur ses années de lieutenant puis de capitaine d'infanterie essentiellement aux Eparges : « C'est un des privilèges de l'officier de troupe que d'être conduit à l'oubli de lui-même par la conscience acquise de ses responsabilités. »
C'est un peu cette phrase qui me fait préférer la culture des responsabilités à celle du risque et m'incite à penser que se préparer à faire ce métier de chef militaire, c'est quelque part se préparer à ne plus s'appartenir totalement.
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Interview donnée après cette intervention sur le thème général des qualités du chef militaire.
1/ Partager les quatre vertus cardinales du soldat français, à savoir :
- la rigueur professionnelle,
- l'enthousiasme dans l'action (courage du cœur),
- la volonté dans l'adversité (courage de la tête),
- la camaraderie qui soude le groupe,
2/ les enrichir de quatre valeurs complémentaires :
- La première est une compétence professionnelle sans faille, indiscutable facteur d’efficacité opérationnelle et facteur puissant de confiance réciproque dans l’action. Parce que le premier devoir de chef militaire au combat est de réduire au moralement irréprochable la part d’impondérable inhérente à l’action militaire, l’officier n’a donc pas d’autre alternative – pour affronter cette sphère étrange du risque et de l’incertitude – que d’apprendre inlassablement à toutes les étapes de sa carrière afin d’y puiser, le moment venu, souvent d’instinct, les éléments qui lui permettront de prendre la bonne décision.
- La deuxième valeur est la stabilité émotionnelle, c’est à tire l’aptitude à garder la tête froide et les idées claires, y compris dans les situations les plus éprouvantes, cette sérénité dans la peine qui est, suivant Voltaire, « le premier don de la nature pour le commandement ». Ce sera toujours vers celui qui tient entre ses mains la destinée de ses hommes, que convergeront, d’instinct, tous les regards en cas de coup dur.
- La troisième valeur est faite d’humanité, d’une humanité qui ne se limite pas à la seule perspective d’une fraternité d’armes qui naîtrait quasi spontanément du risque partagé au combat. Bien sûr que cette fraternité existe, mais elle n’est qu’exacerbation de cette fraternité quotidienne faite d’attention portée à ses subordonnés, et le fruit d’une longue maturation faite de joies et de peines partagées, d’estime réciproque patiemment construite et surtout de respect mutuel.
- Enfin, la quatrième valeur consubstantielle de l’état d’officier est l’aptitude à assumer en conscience ses responsabilités. La mission est et sera toujours sacrée. Mais il y a une différence entre la remplir quoi qu’il en coûte, y compris au prix de sa propre vie, et la remplir à n’importe quel prix. L’officier est celui qui empêche la transgression des interdits formels et, croyez-moi cela nécessite, notamment lorsque, dans l'action, s'exacerbent haines et passions, beaucoup de force de caractère.
Général d'Armée IRASTORZA